Ce blog fait partie d’un projet de recherche intitulé Polisi Siku Kwa Siku sur la vie quotidienne du policier à Bukavu, ville dans l’est de la République démocratique du Congo. Le projet, financé par le Knowledge Management Fund du KPSRL, explore comment les pratiques et expériences quotidiennes du policier peuvent être inclues de manière réfléchie dans la réforme de la police congolaise. RVI est un partenaire du projet.
Introduction
Nous continuons de rendre le service gratuit jusqu’au jour où Dieu se souviendra de nous parce que nous avons accepté de travailler pour le pays.1
Depuis la mise en œuvre de la Police de Proximité (PdP) dans le cadre de la réforme de la police dont Bukavu était un site pilote (2009-2014), des tableaux accrochés sur les murs intérieurs et extérieurs de la plupart des commissariats à travers la ville annoncent aux visiteurs dix règles d’or que les policiers sont tenus de respecter. La première règle a gagné une renommée dans le chef des policiers et citoyens : « Les services de la police sont gratuits ». Une proposition assez simple, dirait-on, si ce n’était pour le fait que, depuis longtemps au Congo, la police remplit son ventre à travers les contributions plus ou moins forcées de la population. Aujourd’hui donc, les policiers se voient face à un dilemme : gagner une vie en ignorant la réforme ou « mourir pour rien » en la respectant ?
Travailler sans salaire, vivre sur le dos de la population
L’Etat ne nous paye pas, les chefs ne nous donnent rien, et la population n’accepte pas de nous donner de l’argent.2
La violence perpétrée par les forces de l’ordre contre la population traverse toute l’histoire congolaise depuis au moins la fondation de l’Etat Indépendant du Congo en 1885 et de sa Force Publique en 1888 qui, hors des deux Guerres Mondiales, fonctionnait surtout comme instrument de répression à l’intérieur. Depuis l’indépendance, pour certains soldats et policiers, sans salaire mais arme en main, le fameux Article 15 non-existant de la Constitution congolaise, qui conseillerait aux Congolais de se débrouiller eux-mêmes au lieu d’attendre l’aide de l’Etat, revient trop souvent à la prédation.
La situation n’a guère changé jusqu’à aujourd’hui. A Bukavu, une ville au coût de vie cher dans l’Est de la RDC, on retrouve des policiers non-payés depuis des années, d’autres touchent une prime mensuelle de CDF 90 000, soit 60 dollars, ce qui suffit guère pour payer le logement dans un quartier urbain. Bien plus, dans le cadre de leur travail, l’essentiel manque : papiers, carburant pour la mobilité, moyens de communication, tables de bureau, chaises, uniformes, bottines, équipement anti-émeute, armes, etc.
Comment le policier peut-il gagner sa vie dans ces conditions ? Bien qu’il n’y ait pas nécessairement une causalité entre le salaire dérisoire du policier et la tracasserie—même les unités mieux payées tracassent3—, dans la conscience du policier, le défaut de revenu est omniprésent : comme source des difficultés de survie, comme justification pour la tracasserie et comme raison de manque de respect envers le policier de la part de ses concitoyens. Pour surmonter ce défaut, une gamme diverse de méthodes de générer du revenu s’est développée au sein de la PNC.
Générer du revenu : Des méthodes bien diversifiées
Voilà pourquoi je t’ai dit qu’on vit au taux du jour. Imaginez-vous, dans quel pays on ne connaît pas les priorités du policier … ? Celui qui fait un travail noble, qui traumatise sa tête pour protéger la population, pour défendre l’intégrité territoriale, mais il ne reçoit pas l’argent ? Et vous voulez qu’il y ait honnêteté dans la police ?4
En premier lieu, on note les tracasseries—dans le langage des policiers : « aller choquer »—, qui prennent plusieurs formes. L’invention d’amendes ou d’infractions est courante. Au niveau du commissariat par exemple, l’ouverture d’un dossier coûte au plaignant et la visite au cachot est monnayée. Le concitoyen est obligé de débourser les frais « ya makolo » (« pour les pieds » en Lingala) pour solliciter une intervention. Sur la rue, la police de circulation routière contraint les chauffeurs des véhicules, par une main tendue, à verser une somme d’argent appelée « massage » sans laquelle on est arrêté, peu importe la raison. Et la police d’assainissement prélève une taxe journalière sans quittance sur les mamans pour leur droit d’étaler leurs marchandises le long de la route.
Plusieurs de ces tracasseries ont trait au fameux « rapportage ». Un policier expliquait ce système comme suit : « Le commandant attend le <rapport>. Or, ce <rapport>, c’est de l’argent. Où ils trouvent cela ? C’est la tracasserie. » Pour lui, « travailler, c’est tracasser. »5 Si on refuse le « rapport » à la hiérarchie ou si on n’arrive pas à réaliser la totalité du montant fixé à l’avance par le responsable hiérarchique, diverses punitions s’en suivent : la mutation vers un poste sans opportunités de revenu, la détention ou même la suspension. Le « rapportage » renforce donc la pression sur les policiers de s’engager dans les diverses méthodes de tracasseries quotidiennes.
Ce système d’enrichissement de la hiérarchie ne se fait cependant pas partout au même degré et pas non plus par tout le monde. Au niveau du commissariat, par exemple, les amendes versées par les plaignants, accusés et détenus ne sont pas exclusivement mises dans le compte du « rapportage ». Elles permettent aussi de subvenir à certains besoins indispensables : achat des papiers, stylos, unités de téléphone ou le transport. Et parfois, elles sont partagées comme motivation parmi ceux qui travaillent sur un même dossier. Les amendes financent donc aussi de manière indirecte le fonctionnement continu des services de la police.
En général, les habitants de Bukavu connaissent bien les difficultés du policier et leurs manières de travailler. Certains soutiennent volontairement ceux qu’ils connaissent personnellement ou qui leur ont rendu un bon service. Le conseil d’un commandant à ces éléments était que : « [Ces paiements], ce n’est pas votre droit. N’exigez pas, si vous parlez bien avec les gens, s’ils écoutent, ils donnent quelque chose. »6
En dehors de telles méthodes de générer du revenu, les policiers s’organisent aussi entre eux pour se soutenir les uns les autres. Le « Likilimba », par exemple, rassemble un groupe de policiers, chacun versant une partie de sa prime mensuelle dans un fonds mutuel. Chaque mois, le montant rassemblé est donné, en rotation, à un des membres du groupe ce qui lui permet de faire des gros achats, de subvenir aux besoins familiaux ou d’investir dans un petit commerce. D’autres font recours à la « Banque Lambert », ce qui veut dire accéder à un prêt à intérêts exorbitants auprès des collègues, supérieurs ou cambistes qui eux, comme collatéral, gardent parfois la carte de service du débiteur qui donne accès à son salaire mensuel.
Néanmoins, la réforme de la police devrait rétablir la police comme un service gratuit à la population. Cependant, cet objectif s’est heurté à la réalité de ces pratiques bien enracinées.
Contourner la réforme
Il n’y a pas d’équipements et armements. Nous pouvons avoir seulement une arme et une seule personne la détient. Nous autres, nous restons la main vide … nous nous retrouvons tous fatigués, affamés … Même si on nous appelle pour l’intervention, nous ne pouvons pas y partir, nous allons mourir pourquoi ? Qu’est-ce qu’on donne ?7
La sensibilisation des policiers et de la population lors de la mise en œuvre de la PdP a rendu ces tracasseries, surtout au niveau du commissariat, beaucoup plus difficile à réaliser. Actuellement, un visiteur peut se référer aux règles d’or affichées sur les murs de la station et le policier se trouve obliger de se justifier.
En réaction, les uns se lancent dans de longues discussions et négociations pour justifier—et réussir à extraire—les amendes demandées, souvent pendant des heures, et même des jours. Un policier, par exemple, justifiait les frais de descente de terrain en disant que la première règle d’or ne concernerait que les services de police rendus à l’intérieur d’un commissariat, et non à l’extérieur.8
D’autres sont moins souples. Ils essaient simplement de se débarrasser de tout signe de la réforme pour éviter que les civils puissent se référer à sa déontologie. Les policiers qui avaient suivi la formation de PdP étaient dotés de brassards jaunes à porter à travers l’épaule pour les identifier facilement. De tels brassards, on ne les voit plus à Bukavu. D’autres policiers ont enlevé les affiches promouvant la réforme et ses principes. De telles actions sont d’ailleurs souvent encouragées ou même demandées par la hiérarchie non-familière avec la réforme dont la déontologie constitue un obstacle à ses propres intérêts.
Conclusion
A Bukavu, le policier fait face à des conditions de travail difficile. L’insuffisance de la prime, ou son non-paiement, le force de « vivre au taux du jour », cherchant comment gagner la vie au lieu de s’occuper de son vrai travail quotidien. Face à cette situation, plusieurs stratégies d’adaptation se sont développées pour générer du revenu, allant de la tracasserie pure et simple à des formes bien plus hybrides jusqu’aux contributions volontaires et aux systèmes de solidarité parmi policiers. Tandis que certaines de ces stratégies constituent des formes de corruption au profit des individus, d’autres jouent un rôle crucial dans la survie de l’institution de la police elle-même. Dans ce monde de pratiques informelles, le principe de gratuité de la réforme n’est devenue qu’une autre variable à naviguer et, finalement, à surmonter. Selon la plupart des policiers, pour changer de telles normes pratiques, il faudrait bien plus qu’une simple liste de dix règles d’or. Après tout, on veut bien la respecter, mais non pas au prix de « mourir pour rien ».
Notes
1. Focus groupe A, 2 novembre 2017 (traduit du Swahili).
2. Focus groupe A, 2 novembre 2017 (traduit du Swahili).
3. Cf. Baaz, Maria Eriksson et Olsson, Ola (2011). ‘Feeding the Horse : Unofficial Economic Activities within the Police Force in the Democratic Republic of the Congo’. African Security 4(4): 224–225.
4. Entretien avec policier 2, 17 octobre 2017 (traduit du Swahili).
5. Entretien avec policier 11, 29 novembre 2016.
6. Entretien avec policier 9, 8 novembre 2017.
7. Entretien avec policier 6, 24 octobre 2017 (traduit du Swahili).
8. Observations comme stagiaire affecté à un sous-commissarait, mai 2017.