Ce billet a été écrit par Yolande Bouka et Judith Verweijen, les Co-directrices d’études du Stage d’études sur la région des Grands Lacs 2018 qui aura lieu au Kenya du 3 au 8 juin. Yolande et Judith seront rejoints par une équipe d’experts de premier plan.
Il est indispensable d’adopter une perspective régionale pour comprendre la dynamique politique, sociale et sécuritaire qui caractérise le Rwanda, la République démocratique du Congo (RDC), l’Ouganda et le Burundi. Si chacun des quatre pays auxquels est consacré le Stage d’études sur les Grands Lacs du RVI s’est engagé sur une voie sociopolitique et économique qui lui est propre, de nombreux liens subsistent entre ces États. Les tensions politiques au Burundi ont conduit la population à se réfugier dans les trois autres pays, et les combattants à gagner la RDC. Si le Rwanda a réduit son engagement militaire auprès de ses deux voisins, des tensions le long de la frontière avec la RDC ont fait des victimes cette année. En Ouganda, les clivages au sein des élites ont été aggravés par les tensions qui règnent au Rwanda. Bien que dépendant en grande partie des différentes dynamiques internes, la manière dont évolueront les principales problématiques auxquelles font face ces quatre États (la bataille autour de la succession de Kabila en RDC, la domination permanente d’une force politique unique au Rwanda, la suspension de l’Accord d’Arusha au Burundi et les clivages au sein des élites politiques ougandaises) pourrait avoir des répercussions sur l’ensemble de la région.
Dans la région des Grands Lacs, un autoritarisme accru, des divisions de plus en plus prononcées au sein des régimes au pouvoir et l’intensification des tensions régionales menacent la stabilité à long terme, avec des conséquences terribles sur la sécurité et les moyens de subsistance de millions de personnes. Ces questions politiques des plus préoccupantes seront cette année une priorité du Stage d’études sur les Grands Lacs du RVI. Cependant, dans le respect de la philosophie propre au RVI, ce le Stage d’études sur les Grands Lacs abordera également des tendances socioéconomiques et sécuritaires régionales plus générales, en s’appuyant sur des connaissances historiques et contextuelles pour éclairer les débats et discussions.
Les quatre pays sont le théâtre de tensions non seulement au niveau des nombreux efforts déployés par les élites dirigeantes pour se maintenir au pouvoir et des appels au changement visant à sortir ces pays du statu quo, mais également entre membres de l’élite dirigeante. Ces tensions sont particulièrement prononcées en RDC, où le Président Kabila s’est maintenu au pouvoir alors que la limite de deux mandats prévue par la constitution congolaise est arrivée à expiration en décembre 2016. On ignore si l’élection présidentielle prévue pour le mois de décembre de cette année aura effectivement lieu, et dans quelles conditions. Les libertés politiques et civiles restent limitées alors que les manifestations sont étouffées et que les arrestations à motivation politique se multiplient. Notre Stage d’études permettra d’analyser l’impasse politique dans laquelle se trouve actuellement la région et d’en étudier les ramifications socioéconomiques plus générales.
Au Burundi, le parti dirigeant a pratiquement clos l’espace politique depuis la réélection contestée du Président Nkurunziza en 2015. Les tensions et les actes de répression sont susceptibles de s’amplifier à l’approche du référendum prévu pour le mois de mai, qui reviendrait à mettre fin au partage des pouvoirs et pourrait se solder par le maintien au pouvoir du Président Nkurunziza jusqu’en 2034. Entretemps, le régime burundais s’isole de plus en plus des bailleurs de fonds occidentaux, limitant l’influence que ceux-ci pourraient exercer. Lors d’une discussion sur la trajectoire du Conseil national pour la défense de la démocratie–Forces pour la défense de la démocratie (CNDD-FDD), ce Stage d’études fera la lumière sur la crise politique actuelle et permettra de comprendre l’échec des pourparlers entre l’élite dirigeante et l’opposition en exil.
Bien que les tensions soient moins manifestes au Rwanda, le régime du Front patriotique rwandais (RPF) connaît des frictions. Cependant, la mainmise de Kagame sur le pouvoir demeure incontestée, comme l’a prouvé sa réélection en août 2017, avec 98,63 % des voix. Diane Rwigara, la seule femme candidate à l’élection présidentielle, n’a pas eu le droit de briguer un mandat et a été arrêtée peu après l’élection ; elle se trouve encore en détention. L’arrestation de Rwigara illustre certaines des incohérences de la politique rwandaise qui consiste d’un côté à promouvoir la participation des femmes à la vie politique tout en veillant à contrôler fermement l’espace politique.
En Ouganda, Museveni a eu du mal à se maintenir au pouvoir, et a exhorté le Parlement à adopter une loi supprimant la limite d’âge imposée aux candidats à l’élection présidentielle. Cette nouvelle loi permettra ainsi au Président Museveni, âgé de 73 ans, et au pouvoir depuis 1986, de briguer un sixième mandat en 2021. Mais le mécontentement relatif à la faible gouvernance va croissant, et Museveni est confronté à l’opposition que lui manifestent des membres clés de son propre parti, le Mouvement de résistance nationale (NRM). Les tensions qui en résultent sont particulièrement visibles au sein de l’appareil sécuritaire, où des remaniements fréquents témoignent de loyautés partagées et d’un sentiment de méfiance. La mise à pied récente du chef de la police ougandaise, Kale Kayihura, homme controversé, n’est que le dernier chapitre de cette saga.
Si, à une certaine époque, les régimes de Kagame et de Museveni étaient salués comme incarnant un style nouveau de leadership africain, il est aujourd’hui indéniable que, bien qu’étant les « chouchous » des bailleurs de fonds, ces deux dirigeants ont recouru à des mesures de coercition et à des manigances politiques pour se maintenir au pouvoir. Lors de notre Stage d’études, nous comparerons les dynamiques du NRM et du RPF, tous deux qualifiés de régimes « post-libération », et discuterons des différences et des similitudes entre leurs trajectoires, leurs idéologies, leurs politiques et les transformations opérées dans l’après-guerre. Le Stage d’études permettra également d’étudier les dimensions économiques de ces deux régimes. Le Rwanda fait souvent figure de modèle en matière de réformes agraires mises en œuvre dans une perspective de modernisation. Mais l’impact de cette révolution verte sur la sécurité alimentaire et sur les moyens de subsistance des petits agriculteurs n’est pas une véritable success story. On peut en dire autant pour l’industrie pétrolière naissante de l’Ouganda : si celle-ci laisse espérer une croissance économique, la manière dont les bénéfices seront répartis et les répercussions que ce secteur pourrait avoir suscitent des préoccupations. En outre, l’exploration pétrolière risque de provoquer des tensions tant au niveau local, autrement dit avec les communautés qui vivent à l’intérieur et à proximité des concessions pétrolières, qu’au niveau régional, avec les pays voisins.
Alors que le régime du RPF tente d’exercer une surveillance rapprochée de l’activité de l’opposition, y compris au-delà des frontières du pays, des mesures visant à contrôler la diaspora ont provoqué des tensions avec l’Ouganda. Des fonctionnaires de l’appareil sécuritaire ougandais auraient été enrôlés par le Rwanda pour déporter des dissidents rwandais vivant en Ouganda. Le Rwanda a quant à lui accusé les services de sécurité ougandais de détenir plusieurs de ses citoyens de manière illégale, dans un contexte de rumeurs selon lesquelles ceux-ci soutiendraient les activités de l’insurrection rwandaise. Cette régionalisation des tensions ressort également de signalements selon lesquels les Forces de défense du peuple ougandais (UPDF) auraient lancé des frappes aériennes sur des cibles des Forces démocratiques alliées (ADF), groupe rebelle ougandais basé en RDC, en décembre dernier, faisant valoir que le groupe prévoyait de lancer des attaques transfrontalières. Il existe également des activités d’insurrection burundaises continues en territoire congolais—notamment dans la région de Fizi et d’Uvira, au Sud-Kivu. Ces activités ont engendré un renforcement de la collaboration transfrontalière entre les services de sécurité congolais et burundais dans les domaines militaire et du renseignement, mais elles susciteraient également une implication moins formelle, notamment à travers l’instauration d’un dialogue avec les groupes intermédiaires.
La plus importante répercussion de l’insécurité et de l’instabilité politique est indéniablement le fardeau qui pèse sur la population. Plus de 400 000 Burundais ont fui le pays depuis avril 2015, et il est très improbable qu’ils puissent prochainement regagner leur pays en raison de la perpétuation de la répression et de la crise économique. En RDC, les conflits dans le Kasaï, dans le centre du pays, et plus récemment en Ituri, dans le nord-est, ont provoqué un flux de réfugiés. Ainsi, du fait du conflit au Kasaï, plus d’un million de personnes sont déplacées internes et 35 000 autres se sont réfugiées en Angola. Si les forces gouvernementales ont repris le contrôle de la majeure partie des zones du Kasaï touchées par ce conflit, les tensions demeuraient vives au début de l’année 2018. Plus d’une douzaine de milices—mobilisées pour la plupart selon des clivages ethniques—continuent d’opérer dans la région, et ont provoqué des affrontements en février qui ont déclenché une nouvelle vague de déplacements. De même, en Ituri, les tensions sont liées à l’activité des milices, à laquelle vient s’ajouter une manipulation du discours ethnique. Une série d’attaques à motivation ethnique a poussé plus de 50 000 personnes à traverser le lac Albert pour gagner l’Ouganda, et provoqué le déplacement de 100 000 autres individus. Lors de notre Stage, un groupe d’experts abordera et débattra de ces tendances qui se dégagent en RDC dans les domaines de l’insécurité et de la mobilisation des groupes armés, à travers une analyse de la dynamique locale, nationale et régionale ainsi que de ses implications.
Ces vagues de déplacements ne sont pas un phénomène nouveau dans la région, et elles continuent d’aggraver les difficultés auxquelles les citoyens ordinaires sont en proie. Une conséquence importante de ces mouvements de population est la pression qui s’exerce sur la gestion des terres, particulièrement prononcée lorsque des réfugiés et des personnes déplacées internes tentent de rentrer chez eux. Chaque pays a élaboré différents mécanismes pour gérer les litiges fonciers qui en résultent, et qui sont souvent aggravés par une pénurie de terrains et par d’autres conflits fonciers. Notre Stage permettra d’aborder la question de la gestion des conflits fonciers dans la région selon une perspective comparative, et d’évaluer le risque que les litiges fonciers ne viennent alimenter une dynamique plus générale de conflit et de violence. Une stratégie comparative similaire sera adoptée à l’égard de la justice de transition et des mesures prises pour commémorer et prendre en charge la responsabilité envers les actes de violence antérieurs. De quelle manière ces initiatives—internationales, étatiques ou répondant à une logique ascendante—diffèrent-elles d’un pays à l’autre, et dans quelle mesure ont-elles permis de réduire le conflit ?
La Stage portera également sur le rôle réel et potentiel des organisations régionales pour venir à bout de ces défis régionaux continus. D’un côté, les États de la région comprennent la nécessité d’une meilleure intégration économique afin de créer des économies d’échelle et des bénéfices commerciaux connexes. Ainsi, le Rwanda, déjà membre de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC), aux côtés de l’Ouganda et du Burundi, a rejoint la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) en 2016, tandis qu’en 2017, les efforts déployés par le Burundi pour rejoindre la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) ont été récompensés. L’appartenance à ces organisations présente des opportunités économiques importantes, mais elle est également exploitée par les gouvernements désireux de réduire le risque d’ingérence régionale dans leurs affaires internes.
Des tensions similaires se constatent au niveau des initiatives axées sur la gestion de la crise, notamment mises en œuvre par l’Union africaine (UA). D’un côté, les États sont attachés à l’UA et tentent de bénéficier de leur qualité de membre de l’organisation, y compris en participant à des missions de maintien de la paix. De l’autre, ils veulent éviter une ingérence dans leurs affaires internes au nom du respect de leur souveraineté. Le Stage nous permettra d’analyser les différents processus et initiatives d’intégration et de coopération régionales en cours, en abordant à la fois les défis et les opportunités que ceux-ci présentent. Cette analyse s’inscrit dans le cadre de la stratégie globale adoptée par le Stage : il s’agit en effet de reconnaître tant la manière dont les dynamiques régionales formelles et informelles sont imbriquées que le rôle crucial joué par les dynamiques locales et nationales.